lundi 25 janvier 2010

Disparitions sous les tropiques par Fabienne

I

La maison de retraite

Elle est encore dans la salle à manger... elle mange si lentement... de loin, je savoure...
J’aime son apparence à la fois si forte et fragile, ses mains diaphanes, son corps que j’imagine encore presque parfait, malgré les outrages du temps, son regard de clair matin, qu’elle vous plante dans les yeux, ses gestes précis et délicats. Même par ce temps si gris et pluvieux, elle est lumineuse. Tout m’émeut et m’enchante en elle. Elle ressemble à un biscuit de porcelaine, à une statue rare et précieuse. Elle me rappelle tant Solange....

Ah ! Solange, que j’ai aimée au-delà de tout... et si mal ! Elle m’a fait peur. Elle me voyait mari et père, elle nous voyait vieillir ensemble, moi qui ne rêvais que de liberté !!! Je l’ai trouvée soudain plus près du sol... que de l’ange !
« Verneuilh, tu t’appelles Charles Verneuilh, avec l’H (lâche ?) juste à la fin», m’a-t-elle dit un jour dans un triste sourire... et je ne l’ai plus revue...

Dehors, il pleut à torrents. L’eau ruisselle sur les carreaux fermés. Il fait une chaleur étouffante. Le baromètre est encore descendu.
Je m’approche d’Angélique. Et oui ! Encore un ange ! Je ne suis jamais tombé sur une Desdémone ou Cruella. Mais bon, il me fallait bien quelques anges pour lutter contre mes propres démons... Car, après Solange et, je l’avoue maintenant, avant Angélique, aucune ne m’a touché, au fond de moi, je veux dire. Pourtant, je les ai toutes consommées : blondes, brunes, rousses, grandes ou grosses, petites ou maigres, il me les fallait toutes.... Aucune ne résistait à mon charme. Et oui ! Quand on est à la fois si tendre, si proche et si... inaccessible, aucune ne résiste. C’est devenu une drogue, une addiction totale. Les fesses et les seins étaient des fruits que j’adorais et goûtais goulûment. Je mangeais leur corps, je m’abreuvais de leurs cris de chattes ou de lionnes. Il me fallait toujours une femme, et toujours différente. Ce n’était qu’une femme, pas LA Femme.

Seulement un mois que je suis dans ce mouroir, et elles sont déjà presque toutes folles de moi. Je n’ai eu aucun mal à trouver ma place dans ce monde essentiellement féminin. Je les laisse venir à moi ; j’observe leurs manigances pour me parler, attirer mon attention. Je suis toujours à l’affût, un vrai chasseur... même si mes... « performances » ne sont plus ce qu’elles étaient. La plupart sont vieilles et laides... et aigries, mais il y a quelques petites jeunettes à qui, je suis sûr, mon expérience serait « profitable » : Claire, l’infirmière en chef aux formes généreuses, serait prête à abdiquer son autorité au pied de mon lit. La « Cigale » - on l’appelle comme çà parce qu’elle chante tout le temps - aussi me plait beaucoup, même si elle a un grillon qui lui bouffe les neurones. On dit qu’elle a eu un accident de moto. Tout est en état de marche, sauf le cerveau. On dit aussi qu’elle s’est trompée de pavillon et qu’au lieu d’aller chez les frappadingues, elle est venu chez nous, les « vieux ». Mon dieu ! C’est vrai, c’est comme çà qu’on nous appelle, qu’on m’appelle désormais....
Mais je n’ai pas encore dit mon dernier mot !
Chaque fois que je la vois, cette cigale, je m’approche d’elle. Je vois bien qu’elle est perdue, alors, j’ai des gestes très... enveloppants, je frôle, j’effleure, je caresse, pour essayer de la dompter... elle m’échappe toujours.... mais je ne suis pas pressé.

Il est d’autres pensionnaires, par contre, qui n’ont plus rien de féminin : la Saint-Branquart par exemple, qu’on appelle « Civière » entre nous. Celle-là, elle est plate comme une planche à pain et raide comme la justice. Il ne doit pas y avoir beaucoup de curieux qui ont essayé de savoir ce que cachaient ses jupes noires, sûrement aucun, même. La fente qui lui sert de lèvres ne prononce jamais un mot et ne s’ouvre que sur un rictus de dédain ou de réprobation. Ses yeux de métal gris semblent vous juger en un clignement. Chaque fois que je la vois, elle me glace le sang. Pour donner le change, je la tourne en ridicule avec Maria... Maria, c’est notre « transsexuel de ménage », un m’sieur-dame, en quelque sorte... ce n’est pas que j’affectionne particulièrement ce genre-là, mais elle (il ?) a tellement d’esprit, d’humour et de bonne humeur... un vrai « bouc-en-train » ! La Civière est notre tête de turc, notre bête noire, notre remède contre l’amour... celle sur qui nous déversons nos désillusions et notre dégoût de cette vie qui ne nous a pas épargnés.
Maria, elle, s’appelait Miguel il y a longtemps et était danseur de flamenco. C’est tout ce que je sais. Elle ne m’a jamais dit par quel douloureux hasard elle est là aujourd’hui. Maria parle beaucoup, mais jamais d’elle....
Je m’avance encore un peu, je suis tout près d’Angélique. Elle ne m’a pas vu, elle ne me voit jamais. C’est peut-être çà qui m’attire aussi chez elle. Elle est une des rares à ne pas me tourner autour et je sais que ce n’est pas par coquetterie. Elle ne voit personne ; son regard semble perdu dans un ailleurs qui n’appartient qu’à elle. Quand, finalement je me plante devant elle, elle a toujours un mouvement de surprise avant qu’un sourire lumineux n’éclaire son visage. Comme si elle était tout étonnée de se retrouver dans cette réalité et qu’elle n’attendait que moi. Je m’incline pour un baisemain, chose que l’on fait rarement de nos jours, et c’est dommage... Ah ! Maudite arthrose, j’ai du mal à me redresser, pourvu qu’elle ne s’en aperçoive pas...
- Puis-je m’asseoir à votre table ?
- Avec plaisir, Charles !
- Joie, on dit : avec joie... chère Angélique, le plaisir vient après.
Avez-vous des nouvelles rassurantes de votre santé ?
- Non, pas encore et, j’avoue que je ne suis pas pressée, quoi qu’il arrive. Finalement, je ne regrette pas d’avoir eu cette crise cardiaque durant ma croisière autour du monde : l’ambiance sur le bateau commençait à me peser, je trouvais çà si vain et futile.... et je ne regrette absolument pas, qu’après mon séjour à l’hôpital Gaston Bourret, on m’ait proposé de me reposer dans cet établissement, si calme, où les gens sont si... gentils avec moi, dit-elle en tournant subitement la tête.

Du coin de l‘œil, je viens de voir arriver Ambroisine, accompagnée de Pierre-Henri. Je n’aime pas cette paysanne sale et vulgaire. Elle a la boue qui lui colle encore aux sabots... Ses yeux de chouette, petits, ronds et noirs sont toujours à l’affût. Son nez crochu lui fait une vraie tête de sorcière. Avec elle, il ne faut rien laisser traîner : elle s’empare de tout ce qu’elle juge de quelque valeur avec une dextérité et une rapidité incroyables. Elle est en train de passer devant toutes les tables pour récupérer les reliefs du repas qu’elle fait disparaître dans les nombreuses poches de son vieux tablier tout tâché.
Pierre-Henri est son petit fils, un jeune homme de trente ans, tout au plus. Contrairement à son aïeule, il est habillé avec goût et les femmes doivent le trouver séduisant. Je pense qu’il me ressemble assez quand j’avais son âge, ne serait-ce son regard et son menton fuyants qui lui donnent un air veule. Je sais que je ne suis pas impartial, mais il est toujours en train de tourner autour d’Angélique et ses manières mielleuses me font penser qu’il est plus intéressé par son argent que par sa beauté... intérieure.
Pierre-Henri a tourné la tête et capté, au vol, le regard d’Angélique qui se met à rougir comme une jeune fille. Que les femmes sont bêtes et crédules quand elles s’y mettent... mais bon ! J’en ai bien profité !

- Charles !
Cette voix dans mon dos me crispe : c’est Sophie.
Sophie, c’est mon cauchemar. Dès que je suis entré dans cette maison de retraite, elle a décidé, une bonne fois pour toute, d’être amoureuse de moi, immédiatement, irrémédiablement et éternellement. Le hic, c’est que moi, je n’en veux pas.
Au début, j’ai tout essayé pour la repousser : gentillesse, douceur, plaisanterie, fermeté, rien n’y a fait. Alors maintenant, je la fuis mais il faut toujours qu’elle me traque : elle surgit à l’angle d’un couloir quand je sors de ma chambre, elle apparaît derrière un arbre quand je promène dans le parc, elle se dresse devant ma chaise lors des repas. Elle a même essayé, à plusieurs reprises de faire irruption dans ma chambre à l’heure du coucher...
Je suis la risée de tous les autres pensionnaires. Ils l’appellent mon « amoureuse ». Mais bon sang ! C’est moi le chasseur...
Ce que je déteste le plus chez Sophie, c’est son humeur imprévisible : quelquefois, elle est douce et gentille, elle pourrait presque me faire craquer... D’autre fois, moqueuse et sarcastique, je fais les frais de son humour acerbe. Il est des jours aussi, où elle semble porter toute la tristesse du monde, les yeux larmoyants et des sanglots au fond de la gorge...
Au son de sa voix, je sais tout de suite qu’aujourd’hui est un jour de colère, et ces jours-là, tous les prétextes sont bons pour exploser.
Je me retourne lentement, impossible de fuir... Elle se met à hurler des mots qui me semblent sans suite. Je n’ai qu’une envie : me boucher les oreilles et partir. Je ne supporte pas cette violence verbale, elle me tétanise et je perds tous mes moyens. Ce n’est qu’au bout d’un moment que je me rends compte qu’elle est en train de... me faire une scène de jalousie ! À MOI !!! J’éclate de rire. Cette réaction la déconcerte. Au milieu d’une phrase, elle hausse les épaules, tourne les talons et va porter sa colère du jour ailleurs.

L’arrivée en fanfare de Claire, suivie de Pierre, le facteur, arrête net mon fou-rire.





II

Vie et passé de Charles Verneuilh

- « Si vous faisiez moins de bruit, vous auriez entendu que nous sommes en alerte 1, nous dit-elle d’un air de reproche. Seul Pierre a pu nous rejoindre. A partir de maintenant, je boucle tout. Interdiction de sortir. Mais d’abord, vous allez tous m’aider à sécuriser ».
C’est vrai que le temps s’est fortement dégradé. Je m’en aperçois maintenant que j’ai repris mes esprits. Elle a vraiment le don de me mettre hors de moi, cette Sophie.
Tout le monde commence à s’affairer. Les hommes rangent vite les tables et chaises qui étaient dehors. Les femmes sont chargées de mettre de l’adhésif aux fenêtres ou d’aller chercher des bougies et de l’eau.
Une heure plus tard, tout est en place. Le vent a encore forci et la pluie, redoublé... il fait presque nuit.
Rester dans cet huis clos pendant plusieurs heures ne m’enchante guère, mais comment faire autrement ?
- « Puisque je suis là, je vais vous distribuer votre courrier, nous dit Pierre ».
Je ne sais par quelle curieuse coïncidence tous les pensionnaires, même ceux qui sont seuls au monde, reçoivent une lettre, dont l’adresse est toujours dactylographiée, une fois par semaine, le jeudi. Et nous sommes jeudi....
Il faudra bien que j’éclaircisse ce mystère un jour ou l’autre. Moi, je n’ai encore rien reçu.
- « Verneuilh. Charles Verneuilh »
Je suis tellement perdu dans mes pensées et si sûr de ne pas recevoir de courrier que Pierre a dû m’appeler trois fois.
Une lettre ? Je viens de recevoir une lettre ! Qui peut bien m’écrire, personne ne connaît mon adresse. Je ne me suis pas fait d’amis dans ce pays que, pourtant, j’aime beaucoup.

Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours été seul. Il n’y a que Solange qui avait réussi à me faire sortir de ce sentiment de solitude, ancré en moi comme un gène. Chose que ni l’armée, ni mon métier et encore moins mes nombreuses conquêtes, n’ont réussi à faire.
J’ai été un enfant solitaire. Avant ma naissance, mes parents ont perdu tragiquement une petite fille. Malgré tous les efforts que j’ai faits (au début, tout au moins), rien n’a pu combler leur sentiment de vide et de culpabilité. Ils se sont repliés sur leur douleur et leur silence. Notre maison suintait la tristesse. Et rien n’a pu m’y retenir : dès que j’ai eu dix sept ans, je me suis engagé dans l’armée. Parachutiste dans un commando spécial. Ma bravoure, qui n’était pas du courage, et le fait que j’étais toujours volontaire pour des missions délicates dans des pays en guerre : Indochine, Cambodge, Liban... m’ont vite fait grimpé les échelons. Même si je ne la partageais pas, j’aimais assez cette fraternité rude, sans parler du prestige de l’uniforme...
C’est quand j’ai été promu adjudant chef que j’ai rencontré Monsieur Jean (comme je l’ai appelé plus tard). Je tairai son nom par égard pour sa famille. A l’époque, il était commandant. Dans une mission particulièrement dangereuse, je lui ai sauvé la vie. Ni par courage excessif, ni par patriotisme exacerbé : j’étais là et je devais le faire, c’est tout. Il m’a voué une reconnaissance aussi embarrassante qu’éternelle et m’a pris tout de suite sous son aile.
Peu de temps après, l’armée l’a cédé à la diplomatie. Il est devenu secrétaire d’état chargé de la coopération. Il m’a amené dans ses bagages. Je suis devenu son « homme de confiance » et, accessoirement, son garde du corps et chauffeur. Pendant presque trente ans, nous avons tout partagé : les missions, les risques et surtout les conquêtes. Nous sommes allés dans presque tous les pays du monde, nous étions en contact avec toutes les ambassades. Entre deux missions, nous avions de courtes périodes de repos dans le célèbre hôtel Montesquiou, au 20, de la rue Monsieur, qu’il occupait avec son épouse et ses enfants du fait de ses fonctions, et dans lequel je disposais d’un petit logement dans la cour du bâtiment, logement qui fut occupé par l’écrivain Joris-Karl Huysmans (fervent défenseur du naturalisme). Bien sûr qu’à l’époque, je ne connaissais pas tout çà. C’est Monsieur Jean, véritable esthète, qui m’a tout appris : la littérature, la peinture, la musique, les femmes...
Solange aussi, je l’ai rencontrée à cette époque-là.





III

Solange

C’est plus sa grâce altière, et sa douceur que sa beauté qui m’a fasciné. Pourtant, elle était belle, sans être forcément jolie. Elle ignorait la mesquinerie et la méchanceté et, à son contact, les êtres et les choses se transformaient, étaient éclairés d’une autre lumière. Elle était la fille d’un ambassadeur de France, exilé dans un sombre petit pays insulaire tropical, pour quelque « faute grave » : lorsqu’il était ambassadeur au Costa Rica, une prise d’otage s’était mal terminée et il y avait eu plusieurs morts. Il avait été tenu pour responsable, à la suite de quoi on l’avait mis « au placard » dans ce petit paradis, véritable cage dorée. Solange était en vacances chez lui lorsqu’au hasard d’une mission nous nous sommes rencontrés. Je me suis tout de suite senti bien avec elle. Notre complicité a été immédiate et totale... et a duré une semaine. Evidemment, avant de nous quitter, nous nous sommes donné rendez-vous exactement un mois plus tard, à Paris où elle vivait et travaillait pour une grande agence de pub.
Pour la première fois de ma vie, le temps m’a paru interminable et les journées ennuyeuses. Son visage, son sourire m’obsédaient du matin au soir, et surtout, du soir au matin. Quand, enfin, nous nous sommes revus, la magie a de nouveau opéré... et je ne l’ai plus quittée.
Je me souviens de ce soir-là comme si c’était hier. Tous les détails sont restés gravés dans ma mémoire, comme un film, que je me suis repassé dans la tête des milliers de fois depuis.
Je suis allé la chercher chez elle. Elle habitait un appartement familial, au troisième étage d’un vieil et bel immeuble du boulevard Voltaire. En montant l’escalier, mon cœur battait à tout rompre et j’ai cru qu’il allait s’arrêter quand la porte s’est enfin ouverte. Elle était vêtue d’une robe blanche qui sublimait son corps couleur pain d’épice, après ce mois passé sous les tropiques. Ses grands yeux bleus m’attendaient et me souriaient.
Je l’ai amenée dans un restaurant russe très à la mode de la rive gauche. Des musiciens de balalaïka sont venus nous chanter des complaintes magnifiques et déchirantes. Je ne me souviens plus quelles spécialités nous avons choisies : je ne voyais, ne mangeais et ne buvais qu’elle... et accessoirement de la vodka. Et nous parlions, parlions, de nous, de notre solitude d’enfant, de ce manque de tendresse qui nous étouffait et enfin, de ce sentiment fabuleux d’avoir trouvé l’âme jumelle.
Nous avons fait la fête toute la nuit. Nous nous sommes arrêtés partout où il y avait de la lumière et de la musique : nous avons dansé la béguine dans une rhumerie créole et le tango dans un café argentin... Chaque fois les hommes n’avaient d’yeux que pour elle. Et chose, moins courante, toutes les femmes l’adoraient instantanément : elle avait une grâce et un abord si naturels qu’elle faisait l’unanimité... et moi, je n’avais jamais été si heureux !
Lorsqu’enfin sont apparues les premières lueurs de l’aube, je l’ai ramenée chez elle. Elle a refermé la porte derrière nous... et je l’ai prise dans mes bras.
Lentement, doucement, nous nous sommes déshabillés, embrassant chaque partie de nos corps, au fur et à mesure... et puis nous avons fait l’amour, comme si nous ne l’avions jamais fait avant... Nous étions si affamés l’un de l’autre, que chaque bouchée d’amour, loin de nous rassasier, nous faisait mesurer toute l’étendue de notre faim...
Longtemps, infiniment, nous nous sommes aimés, avant de sombrer dans un sommeil lourd et sans rêve : le rêve était dans la réalité. Et il a continué lorsqu’au réveil, nous nous sommes regardés si intensément que nous avons pu voir le fond de notre âme. Et j’ai pensé à ce que M. Jean me disait : le plus important avec les femmes, ce n’est pas la première nuit, c’est le premier matin.

Je voyageais souvent. Seule l’intensité des retrouvailles nous faisait oublier la douleur de la séparation.
Trois ans ! Ce bonheur de chaque instant n’a duré que trois ans. Jusqu’à ce qu’elle me dise qu’elle voulait un enfant de moi. L’amour de Solange n’a pu, à l’époque, me faire renoncer à cette vie d’aventures palpitantes qui s’ouvrait devant moi. Toute ma vie, je le sais maintenant, je l’ai regrettée, n’ayant plus ainsi, ni la force de vivre, ni celle de mourir...
La dernière nomination de Monsieur Jean a été ici, en Nouvelle-Calédonie. Il a été pendant deux ans le conseiller particulier du haut-commissaire de la république. Son séjour fut écourté par une crise cardiaque fatale.
Je n’avais aucune envie de travailler pour quelqu’un d’autre. J’ai donc pris ma retraite voilà six mois. Je me suis aperçu, avec stupeur, que je ne possédais rien et que la rente qui m’est versée tous les mois était quasi misérable. En fait, je ne dois ma relative aisance qu’à la bonté de mon ancien patron qui avait deviné combien l’état était chiche en matière de retraite pour le « petit personnel ». Ce que j’étais, somme toute, sur le papier du moins, même si mes fonctions dépassaient ce cadre.

Connaissant peu de monde et n’ayant aucune envie de m’occuper de mon intendance, j’ai donc opté, voilà un mois, pour cette maison de retraite, finalement assez agréable.

C’est avec un mélange d’excitation, de curiosité et de peur que je tends la main à Pierre et prends le précieux papier. Contrairement aux autres missives, l’adresse est écrite à la main et l’écriture me semble vaguement familière. C’est la peur qui est la plus forte. Je range la lettre dans ma poche. Je la lirai plus tard. Ici, le temps n’a pas d’importance, rien n’est urgent. Les pensionnaires se sont isolés chacun dans leur coin pour prendre connaissance des nouvelles. Seule Angélique n’a pas bougé. Elle n’a pas reçu de courrier. Normal, elle n’est là que depuis une semaine et par hasard. On ne sait quand elle partira. Je vais à nouveau vers elle, seule maintenant.
- «j’espère que cette conversation avec Sophie ne vous a pas affectée ?
- quelle conversation ? »
Alors là, çà m’épate ! Elle n’a rien vu, rien entendu. Mais peut-être était-elle trop occupée avec Pierre-Henri !
- « Vous avez reçu du courrier et, contrairement aux autres, ne l’avez pas lu ».
Comme quoi, elle voit ce qu’elle veut...
- « Vous devriez profiter de ce début de cyclone. Après çà risque d’être plus mouvementé. »
Je m’éloigne à mon tour dans un coin discret de la pièce et ouvre d’une main tremblante ma lettre.
Quel choc ! Evidemment que l’écriture me semblait familière !






IV
Le cyclone


Maintenant, ils sont tous, tremblants et apeurés, dans la salle à manger, seulement éclairée par la lueur des bougies. Beaucoup – et moi aussi d’ailleurs - vont essuyer leur premier cyclone. Pendant quelque temps, nous allons être coupés du monde, totalement isolés... Je ne pense qu’à cette lettre, coincée entre mes doigts crispés, lue et relue cent fois déjà, depuis que Pierre me l’a donnée.
Le vent souffle si fort qu’il arrache les arbres, tels des fétus de paille. La pluie sur les tôles est assourdissante. On dirait la fin du monde. Tous se regardent, effrayés. Certains prient pour apaiser la colère de leur dieu. Mais Dieu se rit bien de leur peur, pire, il n’existe pas ! Pourvu que çà se calme. Mon angoisse n’est pas celle des autres.
Bon sang, il faut que je sorte, mais pour l’heure, c’est impossible. Mon vieux cœur bat la chamade, mes jambes me soutiennent à peine. Il faut que je me calme. Allons Charles, reprends-toi, mets un masque. Tu sais si bien le faire, tu l’as fait toute ta vie.
Dans le fracas de la tempête, une voix grave et douce s’élève. Au fond de la salle, Maria, d’une main distraite essuie la poussière imaginaire d’une étagère en chantant une vieille berceuse de Paco Ibanez « La Mora », la maure aux dents vertes.
« Puisse ne pas venir la maure,
La maure aux dents vertes,
Toute la nuit, mon fils,
Paisible dors. »
Cette mélopée m’apaise peu à peu.
Dans un coin ce clair-obscur, la Civière est assise dans un coin. La Cigale, muette, pour une fois, tout effrayée par le bruit de la pluie et du vent, est à ses pieds et a posé la tête sur les genoux de la vieille qui, d’une main rêche, toute parcheminée de veines, mais si douce tout à coup, lui caresse les cheveux. Les yeux de la Civière sont, peut-être pour la première fois de sa vie, remplis d’amour. Une larme, une seule, coule sur sa joue fripée, se frayant un chemin dans le sillon de ses rides. Elle ressemble à une vieille madone du Caravage.

- « Les pensionnaires qui désirent une visite médicale privée peuvent s’inscrire auprès de Mme Claire. Vu les circonstances, je les recevrai exceptionnellement aujourd’hui, au tarif en vigueur ».
En voilà un qui ne perd pas le nord et rentabilise son « expatriation ». C’est le Docteur Moiranveille... Il faut dire qu’avec ses enfants, ses femmes, sa mère, son bateau et la vie qu’il mène, tout lui est bon pour « faire du fric ».
J’ai bien été obligé de le voir lors de mon admission dans cette maison. Il m’a prescrit tout un tas de médicaments qu’évidemment je ne prends pas. La plupart des hôtes, hypocondriaques, sont ravis de cette aubaine et, pour lui, la journée s’annonce rentable.

Dans un coin mal éclairé, Ambroisine est en train de fouiller discrètement dans le sac d’Angélique qui est en pleine conversation avec Pierre-Henri. Sont-ils de mèche ? Je m’en moque. J’observe le manège mais ne dis rien. Tant pis pour elle ! Finalement, elle est comme toutes les autres... les princesses sont mortes, seules restent les grenouilles....

Assise silencieusement à une table, une vieille toute rabougrie tricote une brassière bleue pour un hypothétique petit fils qu’elle ne verra jamais, et fait des signes de croix à chaque fois que le vent croit.









V

La disparition

Peu à peu, le vent faiblit, la pluie ne cesse et puis, tout d’un coup, plus aucun bruit. Soupir de soulagement général. Les oiseaux ne parlent pas et les gens n’osent pas chanter. Le calme est subit et étrange.
- « L’œil du cyclone ! » clame Claire qui s’installe à une table pour prendre les rendez-vous.
Une chaleur épaisse et humide nous envahit. La moiteur mouille nos corps énervés.
C’est le moment !! Il faut que j’en profite... Tout le monde a l’air occupé et personne ne fait attention à moi.
Subrepticement, je me glisse dehors. Il fait nuit. On dirait que nous sommes en guerre et qu’une bombe a éclaté dans le jardin tant les dégâts sont importants.
Je me faufile dans cette demi-pénombre. Dans le parc, je suis obligé de raser le mur d’enceinte à cause des branches cassées et des arbres tombés. La grille est fermée, bien sûr, mais j’ai déjà repéré un endroit où le mur est effondré. Dur, à mon âge, cette gymnastique !... à peine hors de l’enceinte, les éléments se déchaînent à nouveau.
Je ne sais pas si je vais y arriver. J’ai l’impression de faire du surplace tant le vent est violent. Je lutte de toutes mes forces et, l’espace d’un instant, je regrette cet asile où j’étais en sécurité... mais non ! Ne penser qu’au but : à ce rendez-vous avec mon passé, si inespéré.

Le cyclone qui est dans ma tête est plus dévastateur que celui de l’extérieur. Tant de questions se heurtent : pourquoi maintenant ? Comment a t-elle su que j’étais dans ce pays ? Comment est-elle ? Qu’est-elle devenue ? Pense-t-elle toujours à moi ? Cette lettre me dit que oui. Elle. Elle, qui a été et est, l’amour de ma vie.
Trente ans ! Trente ans que je ne l’ai pas vue. Je ne peux m’empêcher de penser qu’elle doit ressembler à Angélique
Mon souffle saccadé se confond avec le vent et mon cœur frappe plus fort que la pluie....
« Rendez-vous derrière le gros rocher, après le nakamal ». Comment connaît-elle le nakamal ? Pour ma part, je l’ai aperçu une fois, à l’occasion d’une ballade en solitaire : une cahute au toit de feuilles, des bancs rustiques et un feu de bois. J’y ai vu des jeunes, de toutes ethnies, avec des locks, fumant de l’herbe, le regard vague. J’ai pensé que c’était dommage, que tous ces jeunes, ensemble, auraient pu faire tant de choses, construire ce pays, avancer, au lieu de quoi, ils grillaient leur jeunesse dans la fumée du cannabis.

Difficile de reconnaître quoi que ce soit, je ne vois pas plus loin que mon bras tendu. Je crois que je me suis perdu et reviens sur mes pas. J’ai l’impression de tourner en rond, quand soudain, je bute devant un mur. Non ! Ce n’est pas un mur, çà y est ! C’est le rocher... Elle doit être là, juste derrière. Je sais qu’il y a un creux, presque une caverne, bien abritée.

Je m’arrête quelques secondes pour reprendre ma respiration et tenter de mettre de l’ordre dans mes idées et mes cheveux. Allez ! Il faut y aller maintenant !... J’avance de quelques pas et me retrouve effectivement dans une petite grotte. Soudain, une lampe torche s’allume et m’éblouit. Je mets mes mains devant les yeux et demande, dans un filet de voix :
« - Solange ? Es-ce toi ? »

VI

La révélation

La lampe s’éteint mais personne ne répond. Je perçois néanmoins une respiration. Quelqu’un est là. Tout d’un coup, j’ai peur. Et si c’était un traquenard ?
Mais la lampe se rallume, éclairant toute la grotte... éclairant une Angélique que j’ai du mal à reconnaître tant son expression est dure. Elle me regarde avec mépris, je ne comprends pas. De sa voix si douce, elle commence à parler :
- Quand Solange vous a quitté, elle a pensé que vous l’aimiez tellement que vous iriez la rechercher. Puis, les mois passant, elle a compris… Elle a compris que vous préfériez votre liberté plutôt qu’elle. Alors, elle était si désespérée qu’elle a tenté de se suicider. Heureusement, elle a pu être sauvée. C’est peu après qu’elle a appris qu’elle était enceinte.
- Mais qui êtes-vous ? Comment connaissez-vous Solange ?
- Je suis la demi-sœur de Solange. Nous sommes nées presque en même temps. Après sa tentative de suicide, notre père, qui menait une double vie, a décidé de me révéler toute la vérité pour que je puisse veiller sur elle. Dès que je l’ai vue, j’ai su qu’elle serait ma sœur jumelle, car, que faire à part l’aimer ? Elle m’a demandé de venir vivre avec elle, dans son grand appartement. Cet enfant à venir est devenu sa seule raison de vivre.
M. Jean, qui était un ami de notre père, a pris l’habitude de venir nous voir, dès qu’il rentrait de mission. Il donnait de vos nouvelles à Solange, qui a pu, ainsi, vous suivre, de loin, tout au long de votre vie.
- M. Jean ne m’en a jamais parlé !
- Nous lui avions demandé le silence.
- Pourquoi Solange ne m’a-t-elle rien dit ?
- Vous étiez toujours avec une femme, et toujours différente !
- Mais c’est elle que je recherchais à travers toutes ces femmes….
- Elle ne voulait plus souffrir à cause de vous. Elle savait que jamais vous ne deviendriez un père pour son enfant. Elle s’est complètement emmurée dans cet amour qu’elle avait pour vous.
- Quand Jean-Charles est né…
- Jean-Charles ? Un fils ? J’ai un fils ! Dis-je dans un soupir, la poitrine écrasée par le poids des regrets, une douleur fulgurante. J’ai mal, si mal, j’ai besoin d’un médecin.
- Pas avant de tout entendre. Quand Jean-Charles est né, donc, c’est tout naturellement que M. Jean est devenu le parrain et moi, la marraine.
- Mais pourquoi me dire tout çà, maintenant ? Fis-je dans un souffle. Mon bras gauche commence à se paralyser et la douleur dans ma poitrine est intolérable.
- Il y a trois mois, Solange a appris qu’elle avait une tumeur au cerveau et qu’elle était condamnée… Elle a voulu que vous connaissiez votre fils.
- Solange, ma Solange… mais où est-elle ?
- Elle ne souffre plus désormais…me dit-elle d’une voix pleine de sanglots, puis, se reprenant, nous savions, par M. Jean, que vous étiez en Calédonie. Quand il est mort, nous avons pensé, à juste titre, que vous resteriez dans ce pays. Il a été facile de tout organiser pour vous partir à votre recherche. Feindre un malaise sur ce bateau de croisière a été un jeu d’enfant et c’est moi qui ai demandé à l’hôpital de passer quelque temps dans la maison de retraite où je savais vous trouver et où j’étais sûre que vous tenteriez de m’approcher, car vous n’avez pas changé, n’est-ce pas ? Vos tentatives de séduction étaient si dérisoires que vous en étiez pathétique. Çà m’aurait fait rire, si çà n’avait été si lamentable !
- Vous… vous aviez tout calculé ?
- Oh oui ! Et c’était si… jouissif de vous manipuler. Vous êtes si… prévisible.
Une douleur plus forte que les autres me jette à terre.
- Mais ce qui a été le plus drôle, c’est quand vous avez cru que j’avais une aventure avec Pierre-Henri.
A ces mots, Pierre-Henri sort du fond de la grotte. Que fait-il là ? Lui aussi, a changé, il a maintenant un regard franc et dur. Au fond de ses yeux, je ne vois que du mépris et, peut-être aussi, un peu de pitié.
- Oui, Pierre-Henri, continue-t-elle, il a été si facile de soudoyer cette avide Ambroisine. Pour quelques sous, elle a accepté d’avoir un petit fils et, si je ne la savais pas si vénale, je penserais presque qu’elle s’y était attachée. Pierre-Henri, ou plutôt devrais-je dire Jean-Charles… mon neveu !

Tout se brouille, je n’entends ni ne voit plus rien.
La douleur qui était si insupportable s’apaise enfin.
Seul reste le goût âpre d’un immense gâchis…
Solange, vais-je enfin te rejoindre ?






Épilogue


Les Nouvelles Calédoniennes – 15 mars 2003

Curieuses disparitions

Le cyclone Erika qui s’est abattu hier sur la Grande Terre a fait de nombreux dégâts, comme vous pouvez le constater par ailleurs dans cette édition. Cependant, deux disparitions nous ont été signalées. Il s’agit de deux sexagénaires, un homme et une femme, pensionnaires tous deux des « Lilas Bleus », maison de retraite à Nouville. On ne sait encore si ces deux disparitions sont le fait du cyclone. Selon certains autres pensionnaires, il pourrait s’agir d’une « fugue amoureuse ». En effet, ces deux personnes entretenaient des rapports « plus que cordiaux ». La directrice de l’établissement, interrogée à ce sujet, n’a pas souhaité s’exprimer, pour l’instant. L’infirmière en chef, quant à elle, s’est déclarée « très surprise que deux pensionnaires aient pu sortir de l’établissement alors que toutes les issues étaient sécurisées en raison du cyclone ».
Une enquête a été ouverte par la gendarmerie de Nouméa.